- Le titre de la saison, c’est « Être au Monde »? Pas pour pinailler mais, du moment qu’on est vivant, on n’a pas vraiment le choix d’y être, au Monde… non?
- Ça dépend comment on définit « Monde ».
- Alors ça! C’est bien une réponse de philosophe!
- Peut-être, mais attends un peu…
…Il y a très longtemps, alors qu’on commençait à raconter les récits de Gilgamesh, d’Adam et Ève, de l’Iliade, l’Odyssée, et bientôt des Évangiles, naissait une autre histoire. Elle était moins captivante que les récits de l’origine du monde, moins épique que les aventures d’Ulysse. Peut-être d’ailleurs n’était-ce même pas une histoire mais une simple idée. On en devine la présence dès l’Antiquité archaïque, quand les Grecs condamnaient ceux qu’ils appelaient « physiciens » pour s’être intéressés de trop près aux choses du Monde, ayant ainsi délaissé les choses de la Cité. Il y avait donc dès ce moment une sorte de découpage du réel : d’un côté la Cité - les humains, la politique, les civilités, ce à quoi il était bon de s’intéresser ; de l’autre le Monde - la physique, la botanique, ce vis-à-vis de quoi il valait mieux se tenir à distance. Les villes, les assemblées, les institutions, étaient les lieux clos de la rationalité, du débat, du pouvoir et du contrôle ; le Monde au contraire, terre immense, dangereuse, était le lieu de l’irrationnel, des animaux incontrôlables, des exclus et des inadaptés. Dans certains esprits, il s’était donc formé un dedans cloisonné et un dehors infini. Suivant cette idée, l’Homme se séparait du Monde, auquel il donnera plusieurs noms comme « nature », « environnement », se plaçant quoi qu’il en soit hors de lui.
Mais la rupture allait être lente. En effet, les Hommes pouvaient bien avoir l’idée de s’extraire du Monde, certains d’entre eux n’en restaient pas moins fascinés par lui : l’envie d’aventures et la curiosité les poussaient à l’écouter et à en poursuivre la découverte. Les dirigeants, les juristes et les marchands pouvaient bien vivre dans des villes de plus en plus fortement coupées du Monde, les poètes, musiciens, peintres et plus encore les humbles gens de la terre, gardaient une oreille et un œil attentifs à son souffle lent, à ses couleurs, à ses vibrations paisibles.
Puis les villes ont grandi, lentement d’abord, et soudain à une vitesse folle. Non seulement en taille, mais dans d’innombrables autres dimensions : plus de bruit, plus de mouvement, plus d’énergie, plus d’individus, plus de béton, plus de moteurs, plus vite, plus fort, plus dense… Le dedans des villes a grandi de tous les côtés, jusqu’à coloniser l’imaginaire et le symbolique, et le dehors du Monde, que l’on croyait pourtant infini, a commencé à montrer ses limites. Mais, obnubilée par le spectacle des conflits d’humains à humains, assourdie par le bruit du cirque médiatique, l’humanité, perdant peu à peu sa sensibilité à la lenteur et à la discrétion, ne remarquait rien. Victor Hugo pouvait encore s’attrister « de songer que la nature parle et que le genre humain n'écoute pas » ; quelques années plus tard, on concluait tout simplement que le Monde ne parle pas. Les sourds peuvent parfois croire leurs interlocuteurs muets.
Aujourd’hui que les murmures du Monde se sont mués en hurlements, nous saisissons l’impasse dans laquelle nous mène cette vieille idée de séparation de l’Homme et du Monde, et à quel point une sensibilité fine nous a fait défaut pour en entendre les plaintes lorsqu’elles étaient courtoises.
- Je vois… « Être au Monde », c’est refuser d’adopter cette idée que tous nos ancêtres depuis les Grecs ont acceptée… mais quel rapport avec la musique ?
- C’est le silence de la salle de concert, car il crée un ilôt sans vacarme ni agitation, au cœur de la ville. Et au contact de cette musique qui se déploie lentement, c’est notre propre sensibilité à la lenteur que nous réactivons ; au contact de la caresse des archets sur les cordes, c’est notre propre sensibilité à la douceur que nous réactivons. Bergson disait que les musiciens entendent la Symphonie du Monde et la traduisent en musique pour que tout un chacun puisse l’entendre également. C’est bien de ça dont il s’agit : par n’importe quel moyen, et ici par la musique, se remettre à l’affût du vital et du beau.
- Attends… le « vital et le beau » ça me dit quelque chose…
Sassoun Arapian